Chapitre 10

La taverne du Cerf Écarlate était un vieux bâtiment en forme de L, à deux étages, construit tout près du quai ouest, et qui surplombait le port et la mer. C’était depuis longtemps le quartier général des officiers et des soldats drenaïs postés dans le quartier des ambassades. Telle était la réputation de l’établissement pour la qualité de la nourriture, du vin et de la bière que même les officiers vagrians le fréquentaient. Normalement, l’antipathie entre les soldats vagrians et drenaïs les aurait empêchés de partager une taverne. Même si plus personne ne se souvenait des guerres entre Drenan et Vagria, l’ancienne inimitié entre ces peuples perdurait. De temps en temps, il y avait même des escarmouches à la frontière.

Mais il n’y avait jamais de rixe au Cerf Écarlate. Aucun homme d’un camp ou de l’autre n’avait envie d’être interdit d’accès par Shivas, le patron à la mine revêche. Sa cuisine était aussi délicieuse que son caractère était mauvais. De plus, il était connu pour avoir une excellente mémoire, et un homme qu’il avait refusé de servir une fois n’était plus jamais autorisé à entrer dans l’établissement.

Druss et Skilgannon étaient assis à une table qui surplombait le port illuminé par le clair de lune. Malgré la tombée de la nuit, des navires débarquaient encore sur les quais de la nourriture qui serait apportée par chariot dans la ville affamée.

Skilgannon regardait les ouvriers des quais. Il avait le cœur lourd. Il ne s’était pas attendu que le petit prêtre lui manque. Et pourtant, c’était le cas. Braygan avait été le dernier lien avec la vie paisible que Skilgannon avait tant essayé d’embrasser.

« Nous sommes ce que nous sommes, mon fils. Et nous sommes des loups. »

La taverne se remplissait. Le long du mur le plus éloigné, un groupe de soldats vagrians buvaient et riaient. Skilgannon les regarda. Beaucoup portaient encore leur cotte de mailles, et l’un d’eux n’avait pas enlevé son casque cornu en cuivre renforcé. Ailleurs dans la taverne, des soldats et des représentants d’autres nations étaient installés, occupés à manger ou à savourer un gobelet de vin ou une chope de bière.

— Combien de nations sont représentées dans le quartier des ambassadeurs ? demanda-t-il à l’homme à la hache.

Druss haussa les épaules.

— Je n’ai jamais compté. Je connais surtout ceux de Lentria et de Drenaï. Mais il doit y avoir plus de vingt ambassades. Et même une de Chiatze.

Druss porta son gobelet de vin à ses lèvres et le vida. Skilgannon le regarda. Sans son casque et son pourpoint renforcé d’acier, il avait l’air de ce qu’il était : un homme puissant de cinquante ans. Il aurait pu être fermier, ou maçon. Excepté pour ses yeux. Ce regard gris acier était mortellement dangereux. C’était un homme – comme auraient dit les Naashanites – qui avait regardé dans les yeux du Dragon.

— Vous êtes le Damné, mon garçon ? demanda soudain Druss.

Skilgannon inspira à fond et affronta le regard de Druss.

— Oui, répondit-il.

— Les gens mentent-ils quand ils parlent de Perapolis ?

— Non. Aucun mensonge ne pourrait être pis que la réalité.

Druss appela une serveuse. Le menu était plutôt restreint, et l’homme à la hache commanda des œufs et du bœuf salé. Il regarda Skilgannon.

— Que voulez-vous manger ?

— La même chose que vous, ça ira.

Quand la serveuse fut partie, Druss remplit son gobelet et regarda par la fenêtre.

— À quoi pensez-vous ? demanda Skilgannon.

— À de vieux amis. Un, en particulier. Bodasen. Un grand épéiste. Nous avons combattu côte à côte dans toute la contrée. Un type en acier ! Un bon soldat, et un ami sincère. Je pense souvent à lui.

— Que lui est-il arrivé ?

— Je l’ai tué à Skeln. Je ne peux rien y changer, mais je ne peux pas m’empêcher de le regretter, non plus. Le gamin m’a dit que vous aviez été prêtre, pendant un certain temps. Frère Lantern, je crois.

— Un homme doit toujours essayer des choses nouvelles, je pense, dit Skilgannon.

— Ne prenez pas ça à la légère, mon garçon. Avez-vous été touché par la foi, ou hanté par le remords ?

— Plus de remords que de foi, reconnut Skilgannon. Avez-vous l’intention de me faire un subtil sermon ?

Druss éclata d’un rire bon enfant.

— Au cours de ma longue vie, personne ne m’a jamais accusé de ça, mon garçon. Un homme qui manie une hache ne se fait généralement pas une réputation de subtilité. Pourquoi ? Vous voulez que je vous fasse un sermon ?

— Non. On ne pourrait rien me dire que je ne me sois pas déjà dit à moi-même.

— Faites-vous toujours partie de l’armée naashanite ?

— Non. La Reine veut ma mort. Je suis un hors-la-loi à Naashan. On m’a dit qu’il y avait une grosse récompense pour ma capture.

— Alors, vous n’êtes pas ici comme espion ?

— Non.

— Ça me va.

Druss reposa son gobelet. Skilgannon sourit.

— Rabalyn m’a dit que vous alliez participer à un concours de boisson, un peu plus tard. Vous ne devriez pas y aller tout doux avec ce vin ?

— Juste quelques gorgées pour préparer mes boyaux. C’est du rouge lentrian. Je n’en ai pas bu une goutte depuis deux mois. Et vous, vous ne buvez pas ?

— Non. Ç’a tendance à me rendre hargneux.

— Je comprends. Un homme de vos capacités ne peut pas se permettre des querelles inutiles. J’ai entendu parler de vous et de la Reine Sorcière. On dit que vous étiez son champion.

— Je l’étais. Nous étions amis, autrefois. À l’époque où elle était pourchassée.

— On dit que vous l’aimiez.

— Ce n’est rien de le dire. Les souvenirs d’elle emplissent mes heures de veille, et hantent mes rêves. C’est une femme extraordinaire, Druss. Courageuse, intelligente, rusée. Ces caractéristiques ne lui rendent pas justice ! Ce sont presque des insultes. J’ai dit qu’elle était courageuse, mais ça ne décrit pas la réalité. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un de plus brave. À la bataille de Carsis, avec l’aile gauche en déroute et le centre en train de céder, ses généraux lui ont conseillé de fuir le champ de bataille. Mais elle a mis son armure et chevauché vers le centre, où tout le monde pouvait la voir. Elle a gagné ce combat, Druss. Contre toutes les probabilités.

— On dirait que vous auriez dû l’épouser. À moins qu’elle n’ait pas eu les mêmes sentiments à votre égard ?

Skilgannon haussa les épaules.

— Elle disait que oui. Mais comment savoir ? C’était de la politique, Druss. À l’époque, en ces temps dangereux, elle avait besoin d’alliés. Le seul trésor qu’elle possédait, c’était sa lignée. Si nous avions été mariés, elle n’aurait jamais pu réunir assez de troupes pour regagner le trône de son père. Les princes et les comtes qui luttaient sous sa bannière espéraient tous gagner son cœur. Elle les a tous menés en bateau.

Le repas arriva sur ces entrefaites, et les deux hommes mangèrent en silence. Puis Druss repoussa son assiette.

— Vous n’avez pas parlé de ce que vous avez fait à Carsis. J’ai entendu dire que vous aviez rallié le flanc gauche brisé et conduit une contre-attaque. Que c’est ça qui a changé l’issue de la bataille.

— Oui, j’ai aussi entendu cette histoire, dit Skilgannon. Elle est née du fait que ce sont les hommes qui écrivent l’histoire. Ils trouvent difficile de complimenter une femme, dans ce monde d’hommes. Je suis un soldat, Druss. C’est dans mon sang. Si Jianna n’avait pas chevauché en première ligne et donné aux hommes un regain de courage, aucune action de ma part n’aurait fait une grande différence. Les forces de Bokram avaient brisé l’aile gauche. Les hommes fuyaient en direction de la forêt. Quand la Reine est arrivée, Bokram l’a vue, et il a rappelé la moitié de la cavalerie qui poursuivait l’aile gauche, et l’a fait revenir vers le centre. Ce n’était pas idiot. S’il avait réussi à tuer Jianna, il aurait pu exterminer les autres guerriers à loisir. Mais, dans ce cas précis, j’ai eu un peu de temps pour regrouper certains des fuyards. Et, oui, c’est ma contre-attaque qui a mis en déroute l’armée de Bokram. Si l’usurpateur avait été plus courageux, il aurait encore pu gagner la bataille. Mais c’est comme ça que se déroule l’histoire. En fin de compte, les lâches réussissent rarement.

— La même chose vaut pour la vie, dit Druss. Mais pourquoi veut-elle désormais votre mort ?

Skilgannon ouvrit les mains.

— C’est une femme dure, Druss. Elle n’apprécie pas d’être déçue. J’ai quitté son service sans son autorisation. Elle a envoyé son amant à ma recherche, pour récupérer un cadeau qu’elle m’avait fait. Il est arrivé avec une troupe de tueurs. J’ignore si elle lui avait ordonné de me tuer. Peut-être pas. Mais, en fin de compte, celui qui est mort, c’est son amant. Après ça, elle a offert une récompense pour ma tête.

— Eh bien, mon garçon, vous avez été un soldat et un prêtre. Et maintenant ?

— Avez-vous entendu parler du temple des Résurrectionnistes ?

— Non, jamais.

— Je veux le trouver. On dit qu’ils peuvent faire des miracles, et j’ai besoin d’un de ces miracles.

— Où est-il ?

— Je l’ignore, Druss. En Namib, ou dans les terres nadires, ou à Sherak. Et peut-être, nulle part, une simple légende du passé. Mais je découvrirai de quoi il retourne.

La porte du fond s’ouvrit. Skilgannon regarda.

— Ah ! on dirait que votre adversaire du concours de boisson est arrivé, dit-il quand le jeune soldat se dirigea vers leur table. Je vais aller respirer un peu d’air marin, et vous laisser parler avec lui.

 

Diagoras prit le siège libéré par le tueur naashanite et regarda le flacon à demi vide de rouge lentrian.

— On dirait que tu as commencé sans moi, mon vieil ami !

Il se servit un gobelet.

— Tu as besoin de toute l’aide possible, mon garçon.

Diagoras regarda le Naashanite quitter la taverne.

— Tu voyages en bien sombre compagnie, Druss. Ce type est un boucher et un fou dangereux.

— Des épithètes dont on m’a aussi qualifié, fit remarquer Druss. Mais je l’aime bien. Il est venu à mon aide il y a quelques jours. Un homme mauvais n’aurait pas mis sa vie en danger pour moi. Et il a aidé un groupe de réfugiés aux prises avec les bêtes des arènes. Skilgannon n’est pas seulement défini par les récits de boucherie. Tu as signalé sa présence ?

— Oui. Gan Sentrin n’est pas inquiet. Il semble que le Damné ne soit plus un officier naashanite. La Reine Sorcière offre une récompense pour sa capture. C’est un hors-la-loi.

— Oui, il me l’a dit.

Druss s’adossa à son siège et se frotta les yeux. Diagoras lui trouva l’air fatigué. Il y avait plus d’argent dans sa barbe qu’à l’époque de Skeln. Le temps, comme disait le poète, était un fleuve sans fin de cruauté. Diagoras savoura son vin. Il aurait voulu en dire plus sur le vil Skilgannon, demander comment un héros comme Druss pouvait apprécier un homme comme lui, mais il connaissait assez Druss pour comprendre que le vieil homme en avait terminé avec cette conversation. Ses yeux gris se voilaient, son visage durcissait, et c’était tout. Diagoras comprenait cette facette de l’homme. Dans un monde tout en nuances de gris, Druss la Légende s’efforçait de tout voir en noir ou en blanc. Pour lui, un homme était bon ou mauvais. Mais c’était difficile de comprendre comment il pouvait garder cette approche dans le cas présent. Druss n’était pas un imbécile. Diagoras resta tranquillement assis. Le vin était bon, et il était toujours content d’être en compagnie de son aîné. Sa façon de voir la vie était peut-être naïve, mais il dégageait toujours une aura de certitude. C’était rassurant. Après un moment, Diagoras reprit la parole.

— As-tu entendu dire que Manahin sert maintenant dans le gouvernement d’Abalayn ? Un héros de Skeln ! Il avait toujours sa médaille sur son manteau.

— Il l’avait gagnée, répondit Druss. Où est la tienne ?

— Je l’ai perdue aux dés, il y a deux ans. Pour être franc, Druss, j’ai perdu trop d’amis à Skeln pour avoir envie de m’en souvenir. Et j’en ai assez d’entendre les gens me dire qu’ils auraient aimé être là-bas, avec moi. Pour ma part, je donnerais un sac d’or pour ne pas y avoir été !

— Ce n’est pas moi qui te contredirai, mon garçon. J’ai perdu des amis dans les deux camps. Ce serait bon de croire que ça en valait la peine.

Ce commentaire choqua Diagoras.

— Si ça en valait la peine ? Ça nous a permis de rester libres !

— Oui, c’est vrai. Mais, à cause de ça, les terres de l’Est ont été plongées dans la guerre. Ça ne s’arrête jamais, non ? (Druss but avidement, puis remplit son gobelet.) Ah ! ne fais pas attention à moi, Diagoras. Parfois, le vin me met d’humeur sombre. Quelles nouvelles du serviteur d’Orastes ?

— Le chirurgien lui a donné quelque chose pour l’aider à dormir. Il a été brutalisé, Druss, et terrifié. Pour autant qu’on puisse en juger, il a été retenu deux mois dans ce donjon. Il est probable qu’Orastes était avec lui.

— Emprisonné ? Ça n’a pas de sens. Pourquoi ?

— Je l’ignore. La situation est chaotique, ici. Personne ne sait ce qui se passe. Depuis quelques semaines, les portes du quartier des ambassades restent fermées. Il y a eu des émeutes, des meurtres, des pendaisons. Le roi est devenu fou, Druss. Littéralement. On dit qu’il courait dans son palais et attaquait les gardes avec une épée de cérémonie, en hurlant qu’il était le dieu de la Guerre. Il a été tué par son propre général, Masque de Fer. C’est à ce moment que les Tantrians se sont rendus et ont ouvert les portes aux Datians. C’était aussi bien, finalement. Tu sais ce qui serait arrivé si la cité avait été prise d’assaut ?

— Le viol, le pillage et la boucherie, dit Druss. Je sais. Skilgannon l’a dit, tout à l’heure. Si les Tantrians avaient eu un meilleur chef, ils auraient davantage souffert. Mais pourquoi Orastes aurait-il été mis en prison ?

— Nous n’arrivons pas à comprendre, Druss. Tout ce que j’ai appris est que ses raisons de venir à Mellicane étaient personnelles, pas officielles. Tous les jours, il parcourait la ville, parfois avec son serviteur, parfois seul. Il faudra que tu parles au serviteur, mais je préfère t’avertir, mon ami : Orastes est probablement mort.

— S’il l’est, dit froidement Druss, je trouverai les hommes qui l’ont tué, et ceux qui ont ordonné sa mort.

— Si tu es toujours là dans quatre jours, je me joindrai à toi, dit Diagoras. Mon engagement dans l’armée sera échu, et je ne le renouvellerai pas. Je t’aiderai à découvrir ce qui est arrivé, puis je retournerai en Drenan. Il est temps que je me marie et que je fasse quelques fils, pour qu’ils s’occupent de moi quand je serai gâteux.

— Je serai ravi d’avoir ton aide, mon garçon. Présente-moi des ennemis, et je saurai quoi faire ! Mais cette recherche me dépasse un peu.

— Une rumeur dit qu’Orastes a été vu partant pour le Sud-Est, il y a un mois. Elle a dû être répandue par ceux qui l’ont emprisonné. C’est là que tu étais ?

— Oui. On disait qu’il chevauchait son hongre blanc et qu’il était accompagné par un groupe de soldats. En fait, il s’agissait d’un marchand qui ressemblait un peu à Orastes, grand, enveloppé et aux cheveux blonds. Les soldats étaient ses gardes du corps. Je les ai rattrapés sur le marché d’un village, à soixante lieues d’ici. Le hongre était bien celui d’Orastes. Le marchand avait un certificat de vente, signé par le comte. Je connais son écriture. L’acte était authentique.

— Bon ! avec un peu de chance, demain nous pourrons parler au serviteur. Et maintenant, tu es prêt pour ce concours de boisson ?

— Non, mon garçon, dit Druss. Cette nuit, le repas et le vin sont pour moi. Nous resterons assis et nous ferons ce que les vieux soldats font si bien : parler du bon vieux temps et des gloires passées. Nous parlerons des problèmes du monde, et quand le vin coulera, nous imaginerons cent idées géniales pour remettre tout d’aplomb. (Il gloussa.) Et, quand nous nous réveillerons demain matin avec la tête douloureuse, nous aurons tout oublié !

— Ça me va, dit Diagoras, levant la main pour appeler la serveuse. Deux flacons de rouge lentrian, ma chère, et des gobelets plus grands, je vous prie.

 

Skilgannon se promena le long de la jetée, évitant les quais où des hommes fatigués déchargeaient toujours les navires. Le bruit de la mer léchant les abords du port était apaisant, comme l’odeur des algues et de l’air salin.

Mellicane avait eu de la chance, cette fois. Elle avait capitulé à temps. Les haines féroces n’avaient pas eu le temps de grandir dans le cœur des soldats ennemis. Plus un siège durait, plus les ténèbres s’emparaient du cœur des assiégeants. Les soldats perdaient des amis ou des frères lors du siège, et ils regardaient les remparts, la colère montant en eux, suivie par des rêves de vengeance. Quand les murs tombaient, les envahisseurs se jetaient dans la cité comme des démons, tuant et violant jusqu’à ce que leur rage soit purgée.

Il frissonna en se souvenant des horreurs de Perapolis. Le peuple de Mellicane se sentait probablement en sécurité désormais, cette petite guerre terminée. Skilgannon se demanda ce qu’il penserait quand les armées de Naashan fondraient sur lui.

À ce moment, je serai parti depuis longtemps, décida-t-il.

Il marcha jusqu’à une jetée déserte et regarda la lune reflétée dans la mer, brisée par les vagues. Jianna avait sans doute déjà envoyé des hommes à sa recherche. Un jour, ils le trouveraient. Ils sortiraient d’une allée obscure, ou de l’ombre des arbres. Ou ils se jetteraient sur lui pendant qu’il serait tranquillement assis dans une taverne, pensant à autre chose. Il était peu probable qu’ils annoncent leur présence ou cherchent à le combattre loyalement, d’homme à homme. Même sans les Épées de la Nuit et du Jour, Skilgannon était un combattant redoutable. Contre ce genre d’hommes, il était pratiquement invincible.

Il entendit des pas furtifs derrière lui et se retourna. Deux hommes avançaient vers lui. Ils portaient des vêtements en lambeaux, et trempés. Ils tenaient un couteau. Il devina qu’ils avaient dû se mettre à l’eau sous les portes du quartier des ambassades et nager jusqu’aux quais. Ils étaient tous les deux maigres, hâves et d’âge moyen.

Skilgannon les regarda approcher.

— Donnez-nous votre argent, dit le premier, et vous ne serez pas blessé.

— Je ne serai pas blessé, de toute façon, répondit Skilgannon. Et maintenant, filez, car je n’ai pas envie de vous tuer.

Les épaules de l’homme s’affaissèrent, mais son compagnon le dépassa et fonça sur Skilgannon. Le guerrier bloqua le coup de couteau avec son avant-bras, passa son pied derrière la jambe de l’homme et le fit tomber. Quand son assaillant essaya de se relever, Skilgannon marcha sur la main qui tenait l’arme. L’homme hurla de douleur et lâcha le couteau. Skilgannon le ramassa.

— Restez où vous êtes, ordonna-t-il. (Puis il se tourna vers l’autre homme.) Vous n’êtes pas faits pour ça. Qu’est-ce qui vous a pris ?

— Il n’y a rien à manger, dit l’homme. Mes enfants pleurent de faim. Et tout ça… (il montra les navires d’où on déchargeait la nourriture)… va aller dans les maisons des riches. Je ne regarderai pas mes enfants mourir de faim. Je préfère mourir moi-même.

— Et c’est ce qui vous arrivera, dit Skilgannon. Vous allez mourir. (Il soupira, jeta le couteau sut la jetée et plongea la main dans sa bourse, d’où il sortit une pièce d’or.) Prenez ça, et allez à la taverne acheter de la nourriture. Puis rentrez chez vous et oubliez cette absurdité.

Le deuxième homme se leva, le couteau à la main.

— Inutile d’accepter la charité de ce bâtard, Garak, dit-il. Regarde sa bourse ! Elle déborde. Nous pouvons l’avoir tout entière !

— Vous avez une décision à prendre, Garak, dit Skilgannon. Voici une pièce que je vous offre de bon cœur. Avec elle, vous pourrez nourrir votre famille pendant un mois. Sinon, vous ne la reverrez jamais en ce monde. Je ne suis pas un homme patient, et je ne vous offrirai pas de seconde chance.

Les hommes échangèrent un regard, et Skilgannon comprit qu’ils allaient attaquer, et qu’il les tuerait. Encore deux vies de gâchées. Les enfants de Garak perdraient leur père, et Skilgannon aurait deux âmes de plus sur la conscience. Puis, comme toujours, son esprit devint clair, il sentit le poids du fourreau sur son dos, et le besoin de tirer les Épées de la Nuit et du Jour grandit, avec le désir de tenir les poignées d’ivoire et de voir les lames tailler dans la chair et faire jaillir le sang. Skilgannon ne fit aucun effort pour apaiser cette soif grandissante.

— Frère Lantern ! dit la voix de Rabalyn.

Skilgannon ne se retourna pas, les yeux toujours fixés sur les deux hommes. Il entendit le jeune garçon avancer le long de la jetée, et vit Garak lui jeter un coup d’œil. Skilgannon lutta pour se contrôler, mais sentit sa colère monter.

— Je prends la pièce, messire, dit Garak en remettant son couteau au fourreau. (Il soupira.) Nous vivons des temps terribles. Je ne suis qu’un fabricant de meubles, c’est tout.

Skilgannon resta immobile, puis inspira à fond. Il lui fallut un énorme effort de volonté pour ne pas tuer l’homme. Il lui tendit la pièce en silence. Garak fit signe à son camarade, qui foudroyait Skilgannon du regard. Puis ils partirent tous deux le long de la jetée, passant à côté de Rabalyn.

Skilgannon s’approcha de la rambarde et la saisit avec des mains tremblantes.

— Druss m’a dit que vous étiez parti vous promener. Je suis désolé si je vous ai dérangé, dit Rabalyn.

— Ce dérangement était le bienvenu. (Sa soif de sang commençait de se calmer. Il regarda le garçon.) Quels sont tes plans, Rabalyn ?

Le jeune garçon haussa les épaules.

— Je l’ignore. J’aurais aimé pouvoir rentrer chez moi. Je vais peut-être rester dans la cité et chercher du travail.

Skilgannon vit la façon dont le jeune garçon le regardait, et comprit qu’il attendait une invitation.

— Tu ne peux pas venir avec moi, Rabalyn. Pas parce que je n’apprécie pas ta compagnie. Tu es un bon garçon, et courageux. Je t’aime bien. Mais des gens sont à mes trousses. Un jour, ils me trouveront. J’ai déjà assez de morts sur la conscience sans ajouter la tienne. Pourquoi ne pas suivre le conseil de Braygan et le rejoindre dans le temple ?

— Peut-être le ferai-je, dit le garçon, visiblement déçu. Puis-je garder la chemise ? Je n’ai pas d’autres vêtements.

— Bien sûr, garde-la. (Skilgannon sortit une autre pièce de sa bourse.) Tiens, prends ça. Demande aux prêtres de te l’échanger contre des pièces d’argent et de cuivre. Tu pourras t’acheter une autre tunique, et un pantalon qui t’ira mieux. Avec le reste, tu paieras les prêtres pour ton logement.

Rabalyn prit la pièce et la regarda, sidéré.

— C’est de l’or, dit-il.

— Oui.

— Je n’ai jamais tenu d’or. Un jour, je vous rembourserai, je vous le promets. (Il regarda Skilgannon de plus près.) Ça va ? Vos mains tremblent !

— Je suis seulement fatigué, Rabalyn.

— J’ai cru que vous alliez vous battre avec ces hommes.

— Cela n’aurait pas été un combat. Ton arrivée leur a sauvé la vie.

— Qui étaient-ils ?

— Juste des hommes qui cherchaient de la nourriture pour leurs familles.

Une brise fraîche murmura sur l’eau.

— Avez-vous une famille ?

— J’en avais une, autrefois. Je n’en ai plus.

— Vous ne vous sentez pas seul ? Moi, je me sens seul depuis la mort de tante Athyla.

Skilgannon inspira de nouveau. Il sentit son corps se détendre, et le tremblement de ses mains cesser.

— Oui, moi aussi, je suppose.

Rabalyn avança vers la rambarde et posa sa main à côté de celle de Skilgannon.

— Je n’y avais jamais pensé avant. Tante Athyla m’exaspérait tant ! Elle était toujours en train de se faire du souci pour moi. Une fois qu’elle a été… partie, j’ai compris qu’il n’y avait personne d’autre pour s’inquiéter à mon sujet. Pas comme elle le faisait, en tout cas, vous voyez ce que je veux dire ?

— Oui. Après la mort de mon père, j’ai été élevé par deux personnes très bonnes, Sperian et Molaire. Molaire se demandait toujours si j’avais assez mangé, si je dormais assez, ou si je portais des vêtements assez chauds en hiver.

— Oui, c’est ça, dit Rabalyn en souriant à ces souvenirs. Tante Athyla était comme ça. (Son sourire s’effaça.) Elle méritait mieux que mourir dans cet incendie. Je voudrais avoir fait quelque chose de plus pour elle, tant qu’elle était vivante. Lui acheter un beau cadeau, ou… une maison avec un vrai jardin. Ou un foulard en soie. Elle disait toujours qu’elle adorait la soie.

— Elle semblait être une femme de bien, dit doucement Skilgannon, voyant la détresse du garçon. Je suis sûr que tu lui as apporté plus que tu peux l’imaginer.

— Je ne lui ai rien donné du tout, dit amèrement Rabalyn. Si seulement j’avais tué Todhe plus tôt, elle serait encore en vie.

— Peut-être, Rabalyn, mais il n’y a pas de termes plus futiles que « si seulement ». Si seulement nous pouvions retourner dans le passé et revivre notre vie. Si seulement nous n’avions pas dit ces paroles méchantes. Si seulement nous avions tourné à gauche plutôt qu’à droite… Si seulement ne sert à rien. Nous faisons des erreurs, et nous continuons. Dans ma vie, j’ai pris des décisions qui ont coûté la vie à des milliers de gens. Pis encore, à cause de mes actes, ceux que j’aimais sont morts de manière horrible. Si je m’autorisais à penser « si seulement », je deviendrais fou. Tu es un jeune homme fort et courageux. Ta tante t’a bien élevé. Elle t’a donné de l’amour, et tu la paieras en aimant d’autres personnes. Ta femme, tes enfants, tes amis. C’est le plus beau cadeau que tu pourras jamais lui faire.

Ils restèrent silencieux un moment, écoutant les vagues lécher la jetée.

— Pourquoi des gens vous pourchassent-ils ? demanda Rabalyn après un moment.

— Ils sont envoyés par quelqu’un qui veut ma mort.

— Il doit vous détester.

— Non, elle m’aime. Maintenant, mon ami, j’ai besoin d’être seul. Je dois réfléchir. Retourne à la taverne. Je t’y rejoindrai plus tard.

 

Skilgannon trouvait étrange après tous les moments qu’il avait partagés avec Jianna, dans la violence, la peur et l’excitation, de se rappeler avec autant de clarté leur retour chez lui, depuis l’établissement de bains.

Après avoir trompé les hommes envoyés pour l’espionner, ils étaient rentrés, bras dessus bras dessous. Il l’avait regardée, ses yeux attirés par la mince tunique jaune qu’elle portait. Elle avait des seins petits et fermes, dont les mamelons se dessinaient sous l’étoffe. Elle portait un parfum bon marché qui l’étourdissait. Il s’était pris à désirer qu’elle soit réellement ce qu’elle avait prétendu. Skilgannon avait découvert les joies du sexe l’été précédent, aux bains, mais il n’avait jamais désiré une femme comme il désirait la jeune fille accrochée à son bras.

— Quel est votre plan, ensuite ? avait-elle demandé pendant qu’ils marchaient.

Il avait été incapable de penser clairement.

— Alors ? avait-elle insisté.

— Allons chez moi. Nous parlerons une fois arrivés, avait-il dit pour tenter de gagner du temps.

— Que direz-vous à vos serviteurs ?

C’était une bonne question. Sperian était secret et ne parlait pas à grand monde, mais Molaire était une vraie pipelette.

— Où Greavas avait-il l’intention de vous emmener, une fois qu’il vous aurait fait quitter la cité ?

— À l’est, dans les montagnes. Il y teste des tribus qui sont encore loyales. Vous voulez bien cesser de regarder mes seins ? Ça me met mal à l’aise.

Il avait détourné brusquement le regard.

— Mes excuses, princesse.

— Il vaut mieux que vous ne m’appeliez pas comme ça, avait-elle fait remarquer.

Il s’était arrêté.

— Je ne suis pas habituellement si abruti, avait-il dit. Pardonnez-moi. Vous êtes la plus belle femme que j’aie jamais vue, et ça me perturbe.

— Je m’appellerai Sashan, avait-elle dit, ignorant sa réponse. Essayez de dire mon nom.

— Sashan.

— Bien. Et maintenant, au sujet de vos serviteurs ?

— Je leur dirai à tous les deux que je vous ai rencontrée aux bains, que vous vous appelez Sashan et que vous resterez quelque temps avec moi. Je demanderai à Sperian de vous donner une rente, trente pièces d’argent par semaine. Cela devrait aider à déjouer les soupçons. Vous prendrez l’argent, et vous irez au marché, vous acheter… ce que vous voudrez.

— Je vois que vous connaissez les prix du marché pour les prostituées, jeune Olek.

— Oui, Sashan. Comme vous devriez les connaître.

Elle éclata de rire, un son riche et rauque à la fois.

— Si j’étais une prostituée, vous n’auriez pas les moyens de louer mes services.

— Si vous étiez une prostituée, je vendrais tout ce que je possède pour une nuit avec vous.

Elle lui avait repris le bras.

— Et vous ne le regretteriez pas. Mais je ne suis pas une prostituée. Qu’avez-vous en tête, pour la nuit ?

— Oh ! nous avons plusieurs chambres d’amis.

— Et qu’en penseront vos serviteurs ? Vous amenez une prostituée chez vous, et vous ne couchez pas avec ? Non, Olek, nous devrons partager une chambre. Mais ce sera la seule chose que nous partagerons.

Arrivé chez lui, il avait présenté Sashan à Sperian et Molaire. Le jardinier n’avait rien dit, mais Molaire avait été choquée. Elle s’était tournée vers Sperian.

— Tu vas autoriser ça ?

— Le garçon sera majeur dans trois semaines. C’est à lui de choisir.

— Je pense que c’est honteux, avait dit Molaire, ignorant Jianna et sortant en trombe du hall d’entrée.

Quand la princesse s’était éloignée vers le salon, Sperian avait regardé Skilgannon avec intensité.

— C’est bien qui je crois ? avait-il murmuré.

— Oui. Ne dites rien à Molaire.

— Elle est très convaincante, dans cette tunique jaune.

— Oui, c’est vrai.

Jianna était revenue dans l’entrée et avait souri à Sperian.

— Je crains que votre femme ne m’aime pas.

— C’est plus un problème pour moi que pour vous, Sashan, avait répondu Sperian. Elle va me casser les oreilles, ce soir. Je doute de pouvoir dormir ! Pourquoi Olek et vous n’iriez-vous pas dans le jardin ? J’y apporterai à manger et à boire.

Après le départ du serviteur, Skilgannon avait conduit Jianna dans le jardin. Le soleil se couchait derrière le mur ouest, et il faisait frais, à l’ombre. Elle s’était assise dans un profond fauteuil et avait allongé ses jambes fines. Skilgannon s’était forcé à ne pas regarder ses cuisses et à observer plutôt les boutons de fleurs du jardin.

— Il sait, n’est-ce pas ? avait demandé Jianna.

— Oui. Mais il savait déjà que Greavas vous cachait, et c’est lui qui m’a envoyé trouver Greavas. Je savais que nous ne tromperions pas Sperian, mais il ne dira rien, pas même à Molaire.

— Il a intérêt ! Faire confiance à cette grosse truie pour garder un secret serait comme essayer de porter de l’eau dans un filet de pêche !

— C’est une femme de bien, avait dit abruptement Skilgannon. Ne dites pas de mal d’elle.

La jeune fille avait eu l’air surprise, puis la colère avait remplacé cette émotion et ses yeux gris avaient étincelé d’une lumière froide.

— Vous oubliez à qui vous parlez.

— Je parle à Sashan la prostituée, qui vit dans ma maison pour trente pièces d’argent par semaine.

Elle avait détourné le regard, et il avait étudié son profil. Elle était belle sous tous les angles, s’était-il dit. Même avec les cheveux blonds maladroitement teints et les boucles rouges à ses tempes, elle était éblouissante.

— Combien de temps devrai-je rester ici ? avait-elle demandé.

— En ce moment, les soldats écument la cité, et toutes les portes sont gardées. Dans trois semaines commencera le Festival des Lumières. Des fermiers et des marchands viendront de tout Naashan. Une fois le festival fini, ils quitteront la cité en grand nombre. Ce sera le bon moment, je pense.

— Un mois, donc ?

— Au moins.

— Ce sera un mois bien long…

Skilgannon n’aurait jamais cru qu’un mois pouvait être si long. Il avait commencé à le comprendre la première nuit, quand Jianna et lui s’étaient retirés dans la chambre du jeune homme, qui faisait face à l’ouest, au-dessus des jardins. Le lit était large, fait pour deux. Mais il était resté éveillé, sentant la chaleur qui émanait d’elle. L’odeur de ses cheveux dérivait vers lui chaque fois que la brise nocturne soufflait dans la pièce. Dans la nuit, elle s’était réveillée et avait gagné la fenêtre. Il avait vu sa silhouette nue se découper contre la fenêtre. Il avait été excité, rapidement et douloureusement. Elle avait étiré les bras au-dessus de sa tête, et avait passé les mains dans ses cheveux. Skilgannon avait littéralement bu chaque image d’elle, la finesse de sa taille, la perfection de ses longues jambes. Elle avait traversé la pièce pour se servir un gobelet d’eau. Skilgannon avait fermé les yeux et tenté de repousser son image de son esprit. En vain. Il l’avait sentie se glisser à côté de lui, dans le lit.

— Êtes-vous réveillé ?

Un instant, il avait pensé à faire semblant de dormir.

— Oui, avait-il dit. Je suis réveillé. Le lit est-il inconfortable ? Cela vous empêche de dormir ?

— Non. Je pensais à ma mère. Je me demandais si je la reverrais un jour.

— Greavas est rusé. Je suis sûr qu’il réussira.

— Elle a du poison sur elle, vous savez. Caché dans une bague. Si on vient l’arrêter, elle l’avalera.

— Vous en avez aussi ?

— Non. Je m’enfuirai. Je vengerai mon père, et je m’assurerai que Bokram soit déposé.

— Ce ne sera pas facile, Sashan. Il a le soutien de l’empereur. Même si vous leviez une armée égale à celle de Bokram, il vous faudrait toujours affronter les Immortels. Ils n’ont jamais été battus.

— Gorben tombera, avait-elle dit. Son ambition est trop grande ; sa fierté, colossale. Mon père l’avait compris, mais il a mal choisi son moment. Gorben ne s’arrêtera pas. Il continuera d’étendre son empire. Un jour, il fera un pas de trop. Contre les Gothirs, peut-être, ou les Drenaïs.

— Et s’il ne tombe pas ?

— Alors, je trouverai un moyen de le séduire. Aucune de ses femmes ne lui a donné de fils. Je lui donnerai des fils. Puis je m’assurerai qu’il soit déposé.

— Vous ne manquez pas de confiance en vous, avait-il dit. Je ne crois pourtant pas que Bokram tremble de peur, en ce moment.

— J’espère que non ! Il cherche deux femmes qui sont, au pis aller, un inconvénient pour lui. Sa seule crainte est que je m’échappe et que j’épouse un prince puissant. Et même ça ne doit pas le terroriser, car il n’existe pas de prince ayant la fortune ou l’armée capables de le renverser.

— Alors, comment pouvez-vous réussir ?

— Il y a au moins cinquante princes et chefs qui aimeraient m’épouser. En les combinant, nous aurons une armée capable de balayer celle de l’usurpateur.

— Vous avez l’intention d’épouser cinquante princes ? Jouer les prostituées vous a fait perdre la tête !

— Malanek a dit que vous étiez intelligent et vif d’esprit. Se trompait-il ?

— Bizarrement, mon intelligence n’est pas améliorée par le fait d’être couché si près d’une femme nue.

Elle avait éclaté de rire.

— Le problème éternel des hommes ! Et maintenant, je vais dormir. Elle s’était tournée dos à lui.

Dans la nuit, il était parvenu à somnoler, mais chaque fois qu’elle bougeait, il se réveillait, mal à l’aise. À un moment, le bras de la jeune fille était tombé en travers de sa poitrine, et sa tête s’était approchée de la sienne.

Il s’était réveillé fatigué juste après l’aube, les yeux piquants. Jianna dormait toujours. Il avait passé une simple tunique grise et des sandales et était descendu dans la cuisine. Molaire était occupée à nettoyer des légumes pour faire un bouillon. Elle lui avait jeté un regard délibérément méprisant. Il l’avait embrassée sur la joue.

— Votre père n’aurait pas été d’accord.

Il avait regardé son visage honnête et rond.

— Peut-être pas, avait-il reconnu.

— Et vous avez une tête affreuse, ce matin. L’air complètement débauché !

Skilgannon avait ri et avait quitté la pièce pour aller dans le jardin. Sperian s’y trouvait déjà, agenouillé devant un des parterres de fleurs. Il enlevait les mauvaises herbes et les fleurs fanées. Skilgannon l’avait aidé, puis les deux hommes étaient retournés vers la maison, s’étaient nettoyé les mains et installés pour déjeuner. Molaire s’était éclipsée vers la buanderie. Skilgannon avait parlé à Sperian des trente pièces d’argent qu’il faudrait donner à Sashan.

— Oui, c’est plus prudent. Mais je ne suis pas sûr, pour le marché. Je doute qu’elle ait jamais marchandé de sa vie…

— Je pense qu’elle s’en tirera bien. Y a-t-il des gens qui nous surveillent, dehors ?

— Oui, deux hommes. Ils ont été là presque toute la nuit. Ils ont été remplacés ce matin. Avez-vous pensé à ce que vous direz si Boranius revient ? L’a-t-il rencontrée ?

La question avait fait naître un nœud dans l’estomac de Skilgannon.

— Je l’ignore. Je vais le lui demander.

Sperian avait coupé des tranches de pain frais et de fromage, qu’il avait posées sur un plateau.

— Vous voulez lui monter son déjeuner ?

Skilgannon était retourné dans la chambre. Jianna était réveillée, mais toujours couchée.

— Je vous ai apporté votre déjeuner.

Elle s’était assise, et le drap avait glissé, exposant ses seins et arrachant à Skilgannon un juron.

— Vous pourriez au moins vous habiller !

— Eh bien, vous voilà bien pointilleux ce matin, Olek ! Vous n’avez pas bien dormi ?

Elle avait pris le plateau et mangé. Puis elle s’était levée, et Skilgannon s’était retourné.

— Vous pouvez me regarder, maintenant, mon prude ami, avait-elle dit en riant.

Elle avait enfilé sa tunique jaune et était assise dans un fauteuil en osier, près de la fenêtre.

— Avez-vous déjà rencontré Boranius ?

— Le nom ne me dit rien.

— Il est grand et beau, avec des cheveux dorés. Il était un des étudiants de Malanek.

— Ah ! oui, maintenant je me souviens de lui. Des yeux couleur émeraude, et une bouche arrogante. Pourquoi me posez-vous la question ?

— Il pourrait venir ici. Il vaudrait mieux qu’il ne vous voie pas.

— Ah ! Olek, vous vous inquiétez trop ! Il ne m’a vue qu’une fois et j’étais vêtue de satin et de soie. Mes cheveux étaient noirs, et je portais un diadème orné de soixante-dix diamants. J’étais maquillée, et il s’est juste incliné devant moi pour me baiser la main, puis il a tourné son attention vers mon père – qu’il avait très envie d’impressionner.

— Malgré tout, Boranius n’est pas un imbécile. Des hommes à lui surveillent toujours la maison.

— Alors, je dois les laisser me voir. Je vais aller au marché. Donnez-moi de l’argent. Je m’achèterai un collier et une nouvelle robe.

— Vous semblez bien vous amuser, avait-il dit.

Son sourire s’était effacé.

— Que préféreriez-vous, Olek ? Que je geigne et tremble dans cette pièce, en attendant qu’un homme fort vienne me sauver ? Je réussirai – ou je serai capturée et tuée. Aucun homme ne me terrorisera jamais. Je ne le permettrai pas. Oui, je prendrai plaisir à aller au marché ! C’est quelque chose que je n’ai jamais fait. Je marcherai sous le soleil, et je me réjouirai de ma liberté. Je suis Sashan, la prostituée. Et Sashan la prostituée n’a rien à craindre de Boranius, ou de quiconque.

Il l’avait regardée un moment. Puis il s’était incliné devant elle.

— Vous êtes une femme exceptionnelle.

— C’est vrai, je le suis. Et maintenant, parlez-moi du marché.

Ils avaient parlé un moment de l’art du marchandage, car personne ne payait le prix annoncé. Il l’avertit aussi au sujet des endroits où les femmes n’étaient pas autorisées à entrer : les salles de jeu, les tavernes privées et les temples publics.

— Une femme ne peut pas entrer dans un temple ? avait-elle dit, sidérée.

— Pas par la porte principale. Elle peut prendre les entrées latérales, qui mènent aux galeries. Mais les femmes ne peuvent pas approcher de l’autel, ni s’asseoir dans la salle de l’autel.

— C’est ridicule ! avait-elle crié.

— Et, une fois dans le bâtiment, elles ne sont pas autorisées à parler, avait-il ajouté avec un sourire.

— Eh bien, je changerai ça dès que j’aurai récupéré mon trône !

Skilgannon se souvint de l’avoir regardée quitter la maison, avec beaucoup d’affection. Le soleil brillait sur sa chevelure décolorée, et transformait la tunique jaune bon marché en or étincelant. Elle avait subtilement exagéré le balancement de ses hanches, et avait souri largement aux hommes qui passaient à côté d’elle. C’était une belle performance, née de l’arrogance et du courage.

Seul sur la jetée, Skilgannon regarda la lune.

— Il n’a jamais existé de femme comme vous, Jianna, murmura-t-il.

 

La journée avait été longue et intense pour Jianna, la Reine de Naashan. Elle avait commencé juste après l’aube, par la lecture de longs rapports des différents fronts de guerre, au sud-est, à Matapesh, Panthia et Opal. Les pertes avaient été lourdes, particulièrement dans les jungles d’Opal, mais ses forces s’étaient approprié les trois principales mines de diamant. Avec ces pierres précieuses, Jianna pourrait acheter du fer à Ventria, et des armes aux armuriers établis à Gothir. Elle avait pris son petit déjeuner avec quatre princes du nord de Naashan, qui lui avaient promis des hommes pour les batailles à venir, en Tantria. Ensuite, elle avait rencontré ses conseillers, elle avait vérifié les comptes-rendus des revenus de l’impôt et de l’état de son trésor.

Le crépuscule était tombé depuis un moment, alors qu’elle traversait les jardins royaux, désormais éclairés par des lanternes posées sur des pieux en fer, et elle n’était pas encore fatiguée. Derrière elle marchaient le capitaine de la cavalerie, Askelus, un homme de grande taille à l’air imposant, et Malanek, l’ancien maître d’armes. Les deux hommes avaient les mains sur le pommeau de leur épée quand ils sortirent à découvert. Jianna éclata de rire.

— On dit que la foudre ne frappe jamais deux fois au même endroit, dit-elle.

— Vous prenez trop de risques, Votre Altesse, dit Malanek.

Le clair de lune jetait des ombres sur son visage et rendait ses rides plus profondes encore. Comme il n’était plus un combattant, il avait laissé pousser ses cheveux, mais il portait toujours la crête élaborée et la queue-de-cheval qui indiquaient qu’il était le champion du roi. Il avait teint sa chevelure en noir – petite coquetterie qui ne gênait pas la Reine. Elle aimait bien le vieux guerrier.

— Je ne peux pas éviter tous les risques, Malanek, dit-elle. Et regardez, est-ce que je ne porte pas la cotte de mailles que vous avez fait fabriquer pour moi ?

— Oui, et elle vous va très bien, Votre Altesse, répondit Malanek. Je suis persuadé que c’est pour cela que vous la portez.

Jianna ne répondit pas, mais continua à marcher. Il avait raison, bien entendu. La cotte de mailles lui arrivait aux cuisses et, avec sa doublure en agneau et sa large ceinture ornée, elle accentuait l’étroitesse de sa taille. Et elle scintillait quand elle bougeait. Jianna continua son chemin, percevant la tension des deux hommes quand ils approchèrent du Lac des Rêves, une grande vasque de marbre au milieu de laquelle trônait la statue d’une femme extraordinairement séduisante. Elle avait le bras levé, et un serpent s’enroulait autour de lui. La statue représentait Jianna. Souvent, la Reine parcourait son jardin, et s’arrêtait toujours pour regarder sa propre image.

Dix jours plus tôt, deux assassins avaient bondi des sous-bois tout proches. Tous deux étaient vêtus comme des serviteurs du palais. Cette nuit-là, seul Malanek était avec elle. Malgré son âge, il avait agi avec une grande rapidité. Il avait tiré son sabre pour bloquer leur assaut. Il avait tué le premier, mais le second l’avait bousculé et avait couru vers Jianna, son couteau brandi. Elle avait sauté et repoussé l’homme en lui assenant son pied botté en plein visage. Malanek avait poignardé l’assassin dans le dos. Hélas, sa blessure avait été profonde et mortelle, et il était mort pendant qu’on le questionnait, sans révéler qui l’avait envoyé.

C’était la quatrième tentative d’assassinat en deux ans.

Jianna regarda la statue.

— Elle sera toujours belle, quand je serai une vieille bique toute ridée, dit-elle tristement.

— Certes, répondit Malanek, mais elle ne montera jamais un cheval, et ne verra jamais un coucher de soleil. Et elle ne connaîtra jamais l’adoration de tout un peuple.

— L’adoration, ça va et ça vient, dit Jianna. Les gens ont jeté des fleurs aux Ventrians, et ont mis des guirlandes sur le cheval de Bokram. Ils sont inconstants.

Ils parvinrent enfin aux nouvelles portes et aux grands murs des quartiers privés de Jianna. Les deux gardes, sélectionnés avec soin par Askelus, saluèrent et s’inclinèrent.

— Qui est à l’intérieur ? demanda Askelus.

— Quatre des conseillers de la Reine, cinq servantes royales, le harpiste aveugle, et un cavalier venu de Mellicane. L’ambassadeur ventrian a demandé une audience. Son messager attend dehors, dans la galerie.

Les gardes ouvrirent les portes, et Jianna entra.

— Dois-je les renvoyer tous ? demanda Malanek.

— Dites à Emparo de rester. J’aimerais l’entendre jouer de la harpe, plus tard. L’ambassadeur ventrian, je le verrai demain matin, avant la réunion du conseil. Faites-le amener ici demain, et nous déjeunerons ensemble. (Elle arriva à la porte de ses appartements.) Je verrai tout de suite le cavalier de Mellicane. Askelus, vous restez avec moi.

Le guerrier hocha la tête et ouvrit la porte des appartements de la Reine. Des lanternes y avaient été allumées, et leur lueur scintillait sur les sofas couverts de soie et les fauteuils à la facture parfaite. Les cinq servantes, toutes vêtues d’une robe de soie blanche, avancèrent et s’inclinèrent devant la Reine.

— Vous pouvez toutes aller vous coucher, dit-elle avec un geste de la main.

Les femmes s’inclinèrent encore une fois et partirent. Malanek sortit avec elle, puis revint avec un officier aux épaules voûtées. Jianna le regarda. Il avait des yeux fatigués. Il s’inclina et attendit.

— Vous venez de loin, messire ? demanda-t-elle.

— Oui, Majesté. Huit cents lieues en quinze jours. Mellicane est sur le point de s’effondrer.

— Qu’avez-vous découvert d’autre ?

— J’ai rapporté tous mes papiers, Majesté. Les rapports sur ceux qui vous sont loyaux, et sur ceux… dont il faudra s’occuper. Je les ai remis à Malanek.

— Je les lirai, et je vous ferai appeler de nouveau, dit-elle, incapable de se souvenir du nom de l’homme. Mais pourquoi m’avez-vous attendue, ce soir ?

— Des nouvelles de Skilgannon, Majesté.

— Est-il mort ?

— Non, Majesté. Il a quitté l’église avant l’arrivée des cavaliers. Nous pensons qu’il se dirige vers Mellicane.

— A-t-il les épées ?

— Il a tué des hommes qui essayaient d’attaquer l’église, Majesté. D’après nos informations, il a pris des sabres aux assaillants.

— Il doit les avoir avec lui, dit-elle.

— Difficile de croire qu’il s’est fait prêtre, dit Askelus.

— Pourquoi ? demanda Malanek. Skilgannon a toujours mis de la passion dans tout ce qu’il a entrepris. Et la passion est un don de la Source.

Askelus haussa les épaules.

— C’est un combattant. Je le vois mal ânonner des bêtises spirituelles. « L’amour sera vainqueur de tout. » « Pardonnez à ceux qui vous ont offensé. » C’est stupide ! Les soldats sont vainqueurs de tout, et si vous tuez ceux qui vous offensent, vous êtes libéré de vos ennuis !

— Taisez-vous, tous les deux, ordonna Jianna, qui reporta son attention sur le messager.

— Qui se charge de le suivre ?

— J’ai envoyé un message à notre ambassade de Mellicane pour qu’ils le surveillent, Majesté. Nous avons aussi les vingt cavaliers de Skepthia, et un assassin doué que nous pouvons contacter. Quels ordres dois-je transmettre ?

— J’y réfléchirai cette nuit, dit-elle. Venez me trouver au matin.

Elle fit signe à l’homme de partir, puis elle s’assit sur un des sofas couverts de soie, perdue dans ses pensées.

Askelus et Malanek attendirent en silence. Enfin, elle les regarda.

— Alors ? Dites ce que vous avez sur le cœur.

Aucun ne répondit. Jianna sentit son cœur se serrer.

— Suis-je si terrifiante, même pour de vieux amis ? demanda-t-elle. Allez-y, Malanek. Parlez.

Le vieux maître d’armes soupira, puis inspira à fond.

— Vous êtes assez dure avec ceux qui vous disent ce qu’ils pensent, Majesté.

— Peshel Bar était un traître. Je ne l’ai pas fait tuer parce qu’il a dit ce qu’il pensait. Je l’ai fait tuer parce qu’il a essayé de retourner d’autres gens contre moi.

— Oui, en disant ce qu’il pensait, dit Malanek. Il pensait que vous aviez tort, et il vous l’a dit en face. Désormais, plus personne de sensé ne vous dira ce qu’il pense réellement. Les gens se contenteront de vous dire ce qu’ils pensent que vous voulez entendre. Mais je suis peut-être trop vieux pour m’en soucier, alors je vais vous répondre, Majesté. J’aimais bien Skilgannon, et c’est toujours vrai. Cet homme – plus que n’importe quel autre – a combattu pour vous gagner ce trône. Je dis qu’il faudrait le laisser tranquille.

— Il a assassiné Damalon. Vous l’avez oublié ?

Malanek regarda Askelus. Le guerrier ne dit rien. Malanek eut un rire ironique et secoua la tête.

— Je n’ai pas oublié, Majesté. Pardonnez-moi si je ne pleure pas sur lui. Je ne l’ai jamais aimé.

Jianna se leva, le visage tendu, ses yeux gris irradiant la colère. Mais quand elle parla, sa voix était contrôlée, presque douce.

— Skilgannon m’a trahie. Il est parti sans ma permission. Il a déserté mon armée. Il a volé un artefact de grand prix. Vous pensez qu’il devrait échapper à la punition de ses crimes ?

— J’ai dit ce que j’avais à dire, Majesté.

— Et vous, Askelus ? demanda-t-elle.

— Vous êtes la Reine, Majesté. Ceux qui obéissent à vos ordres sont loyaux, ceux qui ne le font pas sont des traîtres. C’est simple. Skilgannon ne vous a pas obéi. C’est à vous de le juger, ou de lui pardonner. Ce n’est pas à moi de vous donner un conseil. Je ne suis qu’un soldat.

— Le tueriez-vous, si je vous l’ordonnais ?

— Sans hésiter.

— Et cela vous attristerait-il ?

— Oui, Majesté. Cela m’attristerait énormément.

Jianna renvoya les deux hommes et fit venir les conseillers qui l’avaient attendue, écouta leurs avis, émit des jugements, signa des décrets royaux, puis appela Emparo, le harpiste aveugle.

C’était un vieil homme, mais si elle fermait les yeux, écoutait sa musique et le son doux de sa voix, elle pouvait imaginer ce qu’il avait dû être dans sa jeunesse, avec sa chevelure dorée et son visage beau et doux. Elle aurait aimé qu’il soit encore jeune, et pouvoir coucher avec lui et oublier pendant un moment le visage de l’homme dont le visage emplissait son esprit, et dont la silhouette marchait dans ses rêves.

Elle se rallongea sur le sofa et laissa la musique emplir la pièce. Elle se souvint du regard de Skilgannon, ce jour-là, quand elle avait quitté sa maison pour se rendre au marché. Il était si jeune alors, à quelques semaines de fêter ses seize ans. Son beau visage était grave, son expression sévère. Elle aurait voulu se pencher vers lui et lui planter un baiser sur la bouche. Mais elle s’était éloignée dans l’avenue, sachant que ses yeux ne la quitteraient pas tant qu’elle serait en vue.

Jianna soupira. Le lendemain, elle ordonnerait qu’on le tue. Peut-être, une fois qu’il serait mort, cesserait-elle de rêver de lui.

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